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Barry Lyndon ou le croisement majestueux du cinéma et des arts

Photo du rédacteur: ValentinValentin

Barry Lyndon, éclipsé par une filmographie particulièrement dense de la part du maître Stanley Kubrick, n’a pourtant d’égal que la perfection. Entre Orange Mécanique et Shining se tient là l’une des œuvres les plus souvent sous-estimées du réalisateur américain mais qui tient du génie : d’une beauté éclatante, Barry Lyndon est pourtant le résultat d’un travail d’orfèvre brisant définitivement les frontières entre l’art et le cinéma : avec ce film, le cinéaste prouve que, muni d’une pellicule, le réalisateur est semblable à un peintre, travaillant chacun des plans, chacune des scènes jusqu’à atteindre l’ultime beauté visuelle. Barry Lyndon est l’accomplissement d’un travail grandiose qui n’a bien failli jamais aboutir, alors que Kubrick découvrit le livre original paru en 1852 par pur hasard, travaillant d’arrache-pied sur le projet de sa vie toute entière : son Napoléon, qui ne verra jamais le jour. Je vous propose ici de mener l’enquête sur ce film-somme souvent incompris, négligé, rediffusé ce dimanche sur Arte. Son intérêt prévaut tant pour les aspects historiques qu’humains : il s’agit d’un film sur l’ascension et la chute d’un homme qui a servi de trame pour bien d’autres réalisateurs qui ont transposé par la suite le destin funeste de Barry Lyndon à travers l’époque contemporaine, tel que Martin Scorsese. Enfin, cette pellicule est le plus grand succès critique de Kubrick, puisqu’il lui vaudra 4 Oscars, sur les 7 nominations.

Synopsis

Le film n’est autre que l’histoire, divisée en deux actes et un épilogue final, tel un opéra, de l’ascension fulgurante de Redmond Barry, jeune irlandais pauvre qui, usera de ruses et de manigances perverses pour gravir les échelons d’une société britannique dix huitièmiste régie par une importante stratification sociale. Pourtant, particulièrement manipulateur, opportun et chanceux – jusqu’à un certain point - le jeune Redmond n atteint le sommet de la reconnaissance et devient Barry Lyndon. Fortuné, marié, l’homme qu’il est maintenant ne se rend pas compte que le sommet de la pyramide est plus étroit que sa base : ne tenant qu’à une jambe sur le fil de la noblesse, sa vie de château auprès de la comtesse ne dure pas éternellement. Parce que la gloire n’a été atteinte que de par sa ruse féroce et son don pour la manipulation, la chute de Barry est toute aussi fulgurante que son ascension. La décrépitude de ce dernier n’est que le terne reflet de ses manigances. Diminué, endetté, dépouillé de ses biens, de sa fortune et de sa famille, Barry n’est plus rien. Mais a-t-il réellement déjà été quelqu’un ? A-t-il vraiment déjà possédé quelque chose ?



« Les parties les plus importantes d’un film sont les parties mystérieuses – au-delà de la raison et du langage » S.K (1976)

Les origines d’un film mémorable


Obnubilé à l’idée de réaliser un film sur Napoléon au cours des années 1970, Stanley Kubrick met tout en œuvre pour voir son projet aboutir. Pourtant, la Warner conçoit cette idée comme complètement loufoque ; sans parler qu’elle requiert un équipement particulier : Kubrick souhaiterait en effet tourner un nombre important de scènes à la bougie, seulement. Or, en 1973, tourner à la bougie relève d’un défi quasiment insurmontable. Les caméras utilisées alors nécessitant un éclairage important, Stanley Kubrick, enfant terrible du cinéma se place à contre-courant de ses pairs. Ne pouvant concrétiser son idée d’un film sur l’empereur français, en raison de l’échec du Waterloo de Sergei Bondarchuk, il décide de trouver un film qui pourrait le financer ultérieurement. Il tombe alors, par pur hasard, sur un roman intitulé the luck of Barry Lyndon¸écrit par William Makepeace Thackeray, initialement publié sous la forme d’un feuilleton au sein des colonnes de la presse. Peu connu du grand public, rarement réédité, ce roman est toutefois apprécié très rapidement du réalisateur. Il y est question d’une autobiographie fictive, sous la forme d’un roman picaresque, de Redmond Barry. Y racontant ses mémoires, celui-ci évoque son parcours dans la société britannique du XVIIIe, entre la seconde moitié du XVIII et le début du XIXe siècle. Le parcours de cette véritable canaille, manipulatrice, perverse et prête à tout pour arriver à ses fins, c’est-à-dire l’ascension sociale, intéresse particulièrement Kubrick. C’est pour lui le moment de développer un registre tragique, en faisant de cette histoire une satire de la société.

Toutefois, comme chacune des adaptations, Kubrick souhaite prendre sa part de liberté. Il modifie notamment la trame narrative de cette histoire où le personnage de Lyndon est homodiégétique : c’est-à-dire qu’il est à la fois le sujet et le témoin de sa propre histoire. Mais dans le film, la première personne serait basculée à la troisième personne, pour favoriser une narration indirecte comme il l’a déjà fait précédemment. Il n’en faut pas plus pour convaincre le réalisateur, sortant du tournage d’Orange mécanique, adapté du livre d’Anthony Burgess, pour initier le processus de pré-production. Kubrick refuse l’offre que lui fait la Warner de tourner un film sur l’architecte allemand Albert Speer. Mais, loin d’être quelqu’un renonçant rapidement à ses desseins, le maître décide de tourner le film dans des conditions de reconstitution ultime. Afin de parvenir à un réalisme sans failles, se rapprochant presque d’un documentaire il se documente particulièrement sur la période, mais aussi sur un point central. Quelles caméras utiliser ? Quelles focales ? Stanley Kubrick souhaite se mettre en retrait des préceptes habituels : agrandissement de la profondeur de champ, éclairage à la bougie. Pendant près de deux, le tournage de Barry Lyndon, nouveau chef-d’œuvre du réalisateur, se met en œuvre, sous les menaces de l’I.R.A.


Barry Lyndon, chef d’œuvre d’esthétisme



Difficile de savoir par où commencer afin d’évoquer en détails le film. Mais il y a bien un point qui a fait de cette pellicule sa renommée : son esthétisme. Véritable peinture vivante, succession de tableaux tous plus magnifiques les uns que les autres, Barry Lyndon est le rapprochement absolu entre la peinture et le cinéma. L’on pourrait croire, lors des scènes tournées en extérieur –uniquement en décors véritables- que les personnages évoluent sur des tableaux. La volonté du réalisateur est de récréer à la perfection l’ambiance qui pouvait se dégager du XVIIIe siècle britannique et la réussite est bien là. En rassemblant une documentation monumentale sur l’histoire britannique de la période pré-contemporaine, Stanley Kubrick confère aux images un puissant pouvoir de témoin historique. Pour aboutir à ses fins, celle d’une minutie picturale caractéristique, le réalisateur va notamment puiser son aspiration chez William Hogarth (1697-1764) dont ses œuvres servent à la fois de précieux témoignages de l’Angleterre du XVIIIe siècle mais aussi dépeignent un goût prononcé pour les personnages, les scènes de genre et les portraits. C’est le cas par exemple de Marriage-à-la-mode, une série de six peintures peintes entre 1743 et 1745. Mais plutôt que d’en tirer seulement les qualités picturales, il en ressort le sens, il en extrait la substantifique moelle : Pour Kubrick les peintures sont des fenêtres ouvertes vers le passé.

Kubrick s’inspire ensuite de Thomas Gainsborough (1727-1788) pour l’esthétique des paysages, comme par exemple Mr and Mrs Andrews, peint vers 1750, dont le film est un écho particulièrement frappant dans l’une des scènes qui sont l’œuvre du brillant John Alcott, directeur de la photographie du film (ayant déjà opéré sur 2001 l’Odyssée de l’espace et Orange mécanique). Mais, Stanley Kubrick ne copie pas, il s’en inspire et parvient à recréer en réalité une ambiance générale qui se déroule tout au long de la longue pellicule (3h04), sombre, pessimiste, profonde et très proche des peintres néo-classiques. C’est probablement la première fois dans l’histoire du cinéma qu’une telle prouesse artistique est réalisée. Cela vient s’ajouter – ou plutôt est complété – par la volonté de filmer une partie des scènes d’intérieur – sinon la grande majorité – à la bougie. Pour cela, Kubrick voit les choses en très grand en faisant appel au spécialiste du verre Zeiss qui adapta des lentilles initialement développées pour la mission Apollo, de faible ouverture (18 ou 25 mm) pour les scènes d’intérieur éclairées avec une lumière naturelle. En tout cas, notons que les décors, naturels eux-aussi et non issus de studios comme ce fut le cas dans 2001 l’odyssée de l’espace ou encore Full Metal Jacket pour ne citer qu’eux, contribuent grandement au rendu final de la pellicule, qui fait particulièrement penser à un autre film : Les duellistes de Ridley Scott, que nous avions analysé. Je rajouterai, qu’à titre purement personnel ils me tiennent à cœur, montrant la beauté immaculée de la campagne irlandaise.


Les acteurs, soigneusement choisis ?



Comme toujours, Stanley Kubrick effectue une session importante de casting pour trouver l’acteur ou l’actrice parfaite pour le rôle. Dans Shining, cela avait été poussé à son maximum lorsque des dizaines d’enfants – des centaines ! - Étaient venus de toute l’Amérique pour prétendre au rôle du petit Danny Torrance. S.K avait visionné des heures d’essais caméra pour désigner l’interprète idéal à ses yeux. Un an de préparation a été nécessaire pour mettre au point les costumes, les décors, le casting. Kubrick choisit d’abord Robert Redford pour le rôle principal ; mais celui-ci refusa. Ryan O’Neal, qui accéda à la renommée dans Love Story, obtint le rôle très rapidement, correspondant à un choix idéal finalement : d’un jeune âge, O’Neal est avant tout un acteur irlandais. Marisa Berenson, top-model américain figurant dans les couvertures du Time et autres magazines populaires, est ensuite choisie par Kubrick pour interpréter les seconds rôles. Mais ce n’est pas tout. Faisant jouer son cercle de connaissances, il décide d’y incorporer un nombre considérable de figurants, parmi lesquels se trouvent Léon Vitali (son assistant personnel) ou encore Philip Stone (le père de Alex DeLarge dans Orange Mécanique, Delbert Grady dans Shining). D’une grande dureté avec ses acteurs, Kubrick les pousse à bout et notamment Ryan O’Neal, gardant un très mauvais souvenir du tournage, long, éprouvant, l’ayant poussé aux limites du possible.

« Lors de la scène où nous assistons à la mort de notre enfant, Stanley l'a fait faire et refaire jusqu'à le briser pour obtenir la performance qu'il désirait. A la fin, Ryan s'écroulait véritablement en sanglots, mais c'était exactement ce que la scène exigeait. Ce n'était pas du sadisme de la part de Stanley. L'exigence le réclamait, alors il le faisait, sans se poser de questions. » Marisa Berenson à propos du tournage de Barry Lyndon.


Chef d’œuvre visuel et musical


Barry Lyndon est évidemment un chef d’œuvre visuel, mais aussi musical. Il confère à la musique – qui obtiendra d’ailleurs un Oscar – un fort pouvoir. Nous le savons, Kubrick a souvent recours à la narration afin de supprimer des dialogues qui seraient trop longs. Dans Barry Lyndon, plus que jamais, il utilise un mélange de musique classique et irlandaise pour créer des ambiances et générer des émotions, et ainsi plonger le spectateur dans l’intimité des personnages. Le réalisateur est au service de la musique. La musique est au service du film. Depuis 2001, Kubrick choisit les morceaux personnellement lorsque le script était terminé, la diffusait lors du tournage, et laissait toujours la part belle aux morceaux longs. Certaines scènes ont été rendues mémorables grâce aux morceaux qu’à choisi le réalisateur : dans 2001, dans Orange Mécanique, dans Full Metal Jacket, dans Eyes Wide Shut, son film testament. Si certains musiciens n’hésitent pas à dire qu’il y a « un avant et un après Kubrick dans l’utilisation de la musique au cinéma », c’est peut-être parce Barry Lyndon y a joué un rôle important. Le choix des morceaux, ayant toujours un sens fort. Les images font cligner des yeux, la musique fait battre le cœur. Le cinéma de Kubrick fait vibrer l’âme.

Kubrick associe le poids des images à la hauteur des notes pour suggérer le sens de son film et donner des clés de lecture. Il fait littéralement la synthèse de plusieurs formes d’art. C’est le cas par exemple dans cette scène mythique, de 2001 l’Odyssée de l’espace, celle de la découverte de l’outil, où les primates découvrent en quelque sorte les origines de la violence de nos sociétés contemporaines :


Le film de Kubrick sorti en 1968 est un vrai déclic pour lui. J’ai envie de rapprocher l’utilisation de cette musique avec l’usage fait de la chevauchée des Walkyries de Wagner dans Huit et Demi de Fellini, une utilisation reprise dans fidèlement Francis Ford Coppola lorsqu’il choisira ce même morceaux pour renforcer l’aspect tragique et violent du balai des hélicoptères s’adonnant à la guerre psychologique dans Apocalypse Now.

“I think music is one of the most effective ways of preparing an audience and reinforcing points that you wish to impose on it. The correct use of music, and this includes the non-use of music, is one of the greatest weapons that the film maker has at his disposal.” Stanley Kubrick

Nous rejoignons ici l’analyse faite par Elizabeth Giuliani concernant Barry Lyndon, qui, disposé comme un « opera seria », c’est-à-dire un opération de langue italienne du XVIIIe siècle, est accompagné fidèlement par une musique de grande qualité. Nous avons l’exemple d’une scène, celle de Lady Lyndon, où la conjonction de la beauté de l’image, de l’éclairage, des décors, des costumes et de la musique rend ce moment absolument fascinant :


Scène majeure, pivot, elle est l’une des illustrations que le film est un savant mélange d’associations entre musique et contexte à l’écran. Barry fait la connaissance de Lady Lyndon et le temps semble comme s’arrêter. Il ne s’agit pas de seulement proposer au spectateur une flopée de « tubes » de la musique classique, mais d’association le pouvoir de la musique au pouvoir des images et de faire correspondre les morceaux choisis avec les personnages apparaissant à l’écran, ce qui est une utilisation relativement inédite de la musique à ce moment-là du cinéma.


Récit d’une ascension sociale immorale


Bien entendu, Barry Lyndon ne tiendrait pas la tête à quelques grands monuments du genre sans disposer d’un scénario de qualité. Le choix de Kubrick d’adapter The luck of Barry Lyndon n’est bien entendu pas anodin et il s’avère nécessaire de replacer l’œuvre dans son contexte global, car elle constitue une suite logique de l’analyse profonde, métaphysique, psychologique et sociologique de l’homme et de la société. Kubrick explore les vices et les vertus de l’humanité à travers les époques en restant fidèle à un cadre global, moralement construit : guerre et violence dans Les sentiers de la gloire, Full Metal Jacket, mais aussi la perversité dans Lolita, Eyes Wide Shut, les vicissitudes et l’absurdité dans Dr Folamour, la folie dans Shining et Orange Mécanique pour faire très simple. Bien entendu, il faudrait développer très longuement pour entrevoir un fil conducteur bien réel liant chacune de ces œuvres entre elles. Quoi qu’il en soit, le duo Orange Mécanique et Barry Lyndon forment une paire presque complémentaire.


D’une puissance dramatique importante, la trame narrative est ponctuée de nombreux moments d’éclat tels que les scènes de bataille, dont la fidélité historique est tout à fait appréciable. Kubrick dévoile l’absurdité de la guerre, donne son point de vue sur le cadre familial. Kubrick se focalise sur les émotions, sur les personnages. L’histoire et le destin de Barry Lyndon ne sont rien d’autre qu’une transposition intelligente de la contradiction apparente entre l’idéal d’un homme à la condition sociale progressivement surélevée à coup de ruses et une destinée funèbre. Ce destin se retourne contre lui jour après jour. Barry Lyndon n’est peut-être rien d’autre que le récit d’une lutte d’un homme contre lui-même. Barry Lyndon n’est pas un cas isolé, n’est pas unique. Ecce Homo pourrions-nous dire, car ce portrait pictural en clair-obscur n’est que le triste reflet d’une réalité contemporaine, et c’est Kubrick en personne qui le dit. C’est pourquoi Barry Lyndon demeure l’un des plus grands films du réalisateur, peut-être son plus réussi de tous, parce qu’il conjugue tout un ensemble d’éléments qui tenaient cher au cœur du réalisateur depuis le début de sa carrière. Ce film est l’histoire d’un projet qui n’aboutit pas, mais dont le résultat final, qui se laisse apprécier des décennies plus tard, est mémorable. Comme une visite dans un musée, chaque plan du film est un tableau imprégné d’histoire, peint d’une main de maître par celui qui contribua à donner au cinéma un rôle important : celui d’explorer le sens de la vie, l’origine de nos sociétés.

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