Tout semble avoir été écrit sur cette célèbre actrice, née Simone Roussel le 29 Février 1920, révélée au public à la fin des années 30 dans trois films : Gribouille, son premier rôle principal aux côtés de Raimu puis Quai des Brumes et Remorques, deux des quatre films en commun avec Jean Gabin.
Son élégance naturelle incontestable ne saurait faire oublier qu'il est extrêmement intéressant d'aller voir plus loin que ce que la postérité, susceptible et parfois injuste, laisse dans l'imaginaire de chacun.
C'est pour moi le contraire d'une femme lascive et hiératique, à l'image de ce que certains de ses portraits photographiques promotionnels, sublimes et sans défauts, laissent parfois penser.
Allons plus loin dans la redécouverte d'un volcan. Oui, vous avez bien lu. Un volcan.
Assurément, le béret et le ciré portés par l'étonnante Nelly, que Michèle Morgan incarne dans Quai des Brumes, réalisé par Marcel Carné en 1938, sont entrés simultanément avec elle dans la légende.
La jeune femme fêtera d'ailleurs ses 18 ans sur le plateau de ce long-métrage emblématique coécrit par Jacques Prévert.
La fameuse scène du baiser en marge de la fête foraine, dans ce même film, a embrasé l'imaginaire de plusieurs générations.
La réplique "T'as d'beaux yeux, tu sais..." servie par Jean Gabin à Michèle Morgan ne saurait faire oublier, et le film dans son entier, et la réponse ardente qu'elle lui fait : "Embrassez moi", qu'elle transforme dans un élan en un "Embrasse moi encore..."
C'est la naissance d'une voix, d'une actrice au jeu d'une précision folle, sans déclamation ni préciosité superflues.
Rendons grâce aux techniciens qui, de film en film, ont su mettre en valeur ce timbre limpide, clair, d'une étonnante sensibilité, qui ne la quittera plus.
Une signature vocale et dramatique qui va connaître en 1939 un autre coup d'éclat. Alors que la guerre s'apprête à défigurer le monde entier, Remorques, le film de Jean Grémillon, réunit à nouveau le couple Gabin/Morgan.
Dans Remorques, dont je vous propose l'extrait ci dessous, une réplique de la même teneur, moins célèbre mais toute aussi puissante et pleine de feu, m'a considérablement marqué.
Michèle Morgan interprète cette fois ci Catherine, femme délaissée aux blessures secrètes.
Jean Grémillon, cinéaste de la mer et du tumulte des sentiments, lui confie le rôle puissant d'une femme follement éprise d'un homme mais bien décidée à ne plus subir le joug de son passé ...
"... Taisez-vous, embrassez moi.. "
C'est là tout l'art de Michèle Morgan. Une fausse calme, intranquille, sensible mais douée d'un véritable feu intérieur, que de nombreux grands cinéastes et techniciens ont su faire grandir et mettre à jour, dès ses débuts.
Son jeu est direct, vif, maîtrisé et d'une grande spontanéité dans sa vérité.
Une signature vocale qui ne se livre pas facilement mais comme les grands timides, distille quand elle est confiante et respectée, les élans surprenants de son hypersensibilité.
Elle s'installe aux États-Unis en 1940 d'abord pour des raisons professionnelles car un contrat de sept ans l'y attend avec les studios de la RKO.
Elle y tourne cinq films, rate au dernier moment le mythique Casablanca de Michael Curtiz. Michèle Morgan obtient finalement, comme maigre lot de consolation un autre film avec Bogart, Passage To Marseille, du même cinéaste.
Mais son retour professionnel en France en 1946 lui apportera un cadeau bien plus grand : La Symphonie Pastorale, très librement adapté du roman de André Gide. Ce film réalisé par Jean Delannoy la remet en selle pour au moins trois décennies. Mais Michèle ne le sait pas encore.
Les cadeaux qu'elle reçoit grâce à ce long métrage ne tardent pas à pleuvoir. Elle est par exemple la première lauréate du prix d'interprétation féminine, qui lui est remis pour la première édition de ce tout jeune festival de Cannes.
Il est vrai qu'elle est particulièrement émouvante dans ce rôle de jeune aveugle touchée par l'Amour, aux côtés de Pierre Blanchar et Jean Desailly. Dès lors, le train du succès est en marche.
Michèle enchaîne les films à un rythme fou, rencontre à nouveau l'amour en marge de Fabiola, en la personne de Henri Vidal, acteur et une des révélations de l'époque.
Aux Yeux du Souvenir, La Belle Que Voilà, Le Château de Verre, Maria Chapdelaine, des retrouvailles avec Jean Grémillon pour L' Étrange Madame X...
Cet enchaînement de tournages au début des années 50, Michèle Morgan l'évoquera dans son livre au titre racoleur et réducteur Avec Ces Yeux Là, publié chez Robert Laffont en 1977.
Elle confesse dans ces pages s'être sentie "prisonnière d'un processus invariable déclenché par la signature d'un contrat, essayages des costumes, maquillage, coiffure, presse, publicité, tournage, extérieur intérieur, rushes, sortie du film.."
" Et lorsque je lis les critiques, je suis déjà sur le tournage suivant si bien que je ne compte plus par années mais par titre. "
" Pendant trente ans, ma vie a ainsi avancé à coups de films se poussant les uns les autres. Professionnellement, comment pourrais je m'en plaindre et qui pourrait le croire ? " confesse l'actrice.
Dans ce tourbillon irrationnel se démarquent malgré tout beaucoup de films importants, d'autres cadeaux particulièrement mémorables.
Je suis particulièrement attaché au très sensuel et puissant Les Orgueilleux, tourné majoritairement au Mexique, sous une chaleur accablante.
Ce film remarquable de Yves Allégret, réalisé en 1953 est assurément un des rôles majeurs de l'abondante filmographie de Michèle Morgan.
Elle y incarne Nelly, épouse perdue d'un français atteint par le typhus.
Nelly rencontre Georges, jeune médecin énigmatique et porté sur la bouteille, incarné par un Gérard Philipe énergique et saisissant.
Quand la canicule, le deuil et deux solitudes deviennent une survie mobilisatrice ...
Ces deux êtres perdus, hagards, en apparence diamétralement opposés forment un couple singulier, devant la caméra complice et inspirée d'Yves Allégret.
Énorme succès, le film permet à Michèle Morgan d'élargir encore davantage sa palette, grâce à un rôle faussement sage, sensuel et enfiévré.
L' actrice retrouve Gérard Philipe en 1955 dans Les Grandes Manoeuvres, écrit et réalisé par René Clair.
Nouveau triomphe, le film reçoit le prix Louis-Delluc et reste aujourd'hui salué comme un grand long-métrage en couleurs, variation élégante, tragique et cynique sur l'Amour, son éclosion, ses mensonges, ses tourbillons.
Marie - Louise (Michèle Morgan) est une modiste parisienne divorcée, discrète et sans histoires, dans une petite ville de province en 1913.
Armand (Gérard Philipe) est un beau lieutenant de dragon qui enchaîne les conquêtes sans grand souci de fidélité.
Le jeune séducteur fait le pari de s'éprendre d'une femme avant les Grandes Manoeuvres.
Il a trois semaines pour trouver la perle et son entourage, rompu à ses idylles éphémères, ne le voit pas marié dans l'année.
Problème, il s'éprend réellement de l'heureuse élue, déjà convoitée par d'autres hommes.
Ce film enchanteur marque également les débuts très prometteurs de Brigitte Bardot dans le rôle de la romantique Lucie.
Jacqueline Maillan, Claude Rich, Jacques Morel, Jean Desailly, Simone Valère et Lise Delamare entourent également Gérard Philipe et Michèle Morgan dans ces superbes Grandes Manoeuvres, emblématiques du cinéma français des années 50.
Entre 1937 et 1967, pour Michèle Morgan, c'est donc un véritable tourbillon ininterrompu de tournages.
Pour la période tout aussi remplie de 1957 à 1963, Le Miroir à deux Faces, Retour de Manivelle, Maxime, Fortunat, Landru, Rencontres se démarquent de ce flot que rien n'arrêtait.
Retour de Manivelle, réalisé par Denys de la Patellière en 1957 a dérouté le public. Elle est pourtant remarquable dans le rôle d'Hélène Fréminger, décidée à ne plus jouer les poupées mondaines, prête à maquiller le suicide de son mari en un accident de voiture, avec la complicité du chauffeur de celui ci et reprendre le contrôle de sa liberté de femme. Élégante, sensuelle, machiavélique sans en avoir l'air, déterminée, l'actrice livre dans ce film un contre-emploi hitchcockien de haute volée et sa voix conquérante est un écrin pour le dialogue ciselé de Michel Audiard, aux côtés de Daniel Gélin et Bernard Blier.
Elle choisit, peu à peu la tranquillité qu'elle affectionne pour se tourner vers d'autres activités, en particulier la peinture, qu'elle pratique assidûment depuis les années 40.
Kissling réalisera son portrait. Impliquée, elle s'inscrit dans une école de peinture à Los Angeles et perfectionne sa technique.
Après une longue série de films d'une qualité qu'elle estimera variable voire médiocre, elle se voit proposer un rôle qu'elle aimera beaucoup. La Comtesse, dans Benjamin ou Les Mémoires d'un Puceau. Le film sort en 1967.
" Michel Deville m'avait donné un très beau rôle dans Benjamin. Je pensais que les choses allaient repartir mais non. "
confie-t-elle aux médias dans un malicieux sourire.
Elle accepte en 1971 la présidence du 26e Festival de Cannes, celui là même qui l'avait récompensé 25 ans plus tôt.
Toujours aussi élégante, elle n'est pas de celles qui regrettent de ne plus tourner, elle se tourne vers la mode, lance une collection de prêt-à-porter, dans laquelle elle s'investit beaucoup.
Son incursion dans la mode masculine à travers une ligne de cravates sera éphémère.
Artiste peintre très sensible, grande amoureuse des couleurs vives, elle découvre une autre technique qui la ravit. Le collage et la superposition d'images imprimées lui procurent un nouveau plaisir d'artiste.
Mais le cinéma va encore frapper à sa porte.
C'est un rôle insolite devant la caméra de Claude Lelouch qui lui fait renouer avec le cinéma, en 1975.
Le film s'appelle Le Chat et La Souris.
Il est dommage que ce long-métrage très original ne lui ait pas permis de renouveler de telles incursions sur grand écran dans les années qui ont suivi.
Le théâtre lui, la réclamait depuis des années.
Michèle refuse notamment Quarante Carats, écrit par Pierre Barillet et Jean Pierre Grédy, énorme succès de boulevard à Paris puis à Broadway.
En 1977, Françoise Dorin écrit une pièce intitulée Le Tout Pour le Tout que Jean-Michel Rouzière, administrateur du Palais-Royal, propose à l'actrice mais il craint un énième refus.
Séduite, elle accepte et se lance, aux côtés de Pierre Mondy, dans un véritable baptême du feu dans le rôle d'une femme de son temps, tonique et trépidant. Il s'agit en effet de sa première expérience sur scène, hors Conservatoire et il est extrêmement intéressant de voir une actrice de cinéma, rompue aux tournages et au rythme du 7e art, se réinventer physiquement et émotionnellement, sur les planches.
La pièce est un grand succès et Michèle Morgan renouvelle l'expérience vers 1980 dans Chéri, de Colette, cette fois ci mise en scène par Jean-Laurent Cochet.
Quelques rôles pour des fictions télévisées dans les années qui ont suivi valent le coup d'œil en particulier le feuilleton Le Tiroir Secret , tourné pour FR3 durant l'été 1985.
Michèle Morgan y retrouve au générique Daniel Gélin, avec lequel elle a souvent travaillé au cinéma.
Elle y donne la réplique à Jeanne Moreau pour la première fois de sa vie.
Notons en 1993 un nouveau triomphe au théâtre, avec à ses côtés son ami Jean Marais, son partenaire au cinéma dans Aux Yeux du Souvenir (Jean Delannoy 1948) et Le Château de Verre (René Clément 1950).
La pièce est un énorme succès mais le cinéma français n'est pas décidé à confier à Michèle Morgan de nouveaux rôles sur grand écran.
Sans amertume ni nostalgie, elle poursuit la peinture, écrit un nouveau livre et reste la première lectrice des scripts de son compagnon, le cinéaste Gérard Oury, lequel a été d'abord son partenaire à deux reprises au cinéma. En particulier dans le très beau film de André Cayatte, Le Miroir à deux Faces, en 1958.
Mais les années 90 ne seront décidément pas la décennie des retrouvailles avec le cinéma français.
Quelques derniers rôles à la télévision entre 1995 et 1999 ne lui font pas renoncer pour autant à la peinture, qu'elle n'a jamais délaissée.
Cette hypersensible, amoureuse de tranquillité et d'indépendance, ne vit pas dans le regret narcissique de ne plus tourner.
Jusqu'à sa mort le 20 Décembre 2016, à 96 ans passés, elle continue d'aimer vivre, avec une élégante énergie, vive et émouvante.
Depuis sa toute petite enfance, elle a rêvé de devenir une actrice de cinéma. Mais les rêves ont aussi à voir avec le travail, l'abnégation, la remise en question permanente et le plaisir de belles rencontres conjugué au privilège étonnant de s'exprimer artistiquement, de grandir, de surprendre, de progresser.
Un volcan ne s'éteint jamais.
Redécouvrez la filmographie dense de Michèle Morgan et sa voix superbe animée du feu de tous les possibles.
Romain Jousse, rédacteur à Passion Cinéma
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