Une leçon de cinéma signée Martin Scorsese.
Introduction
L'attente se faisait sentir après plusieurs avant-premières en petits comités dans le monde ainsi que dans l'hexagone (Paris et Lyon) pour la sortie du prometteur The irishman (l'Irlandais), film conséquent de 3h29, mais exclusivement réservé à une diffusion sur Netflix. Si cette dernière chose a de quoi faire rager bon nombre de cinéphiles (y compris l'auteur de cet article!), il faudrait ce réjouir d'avoir la chance, sinon le privilège de pouvoir visionner ce qui demeure être un monumental film-somme, aux qualités incontestables, gravant à nouveau, d'une main plus ferme encore, son auteur Martin Scorsese dans le panthéon des plus grands cinéastes de tous les temps. Pourquoi ? Comment ? Autant de questions qui, après plusieurs heures passées dans un modeste canapé, émergent et rendent l'oeuvre aussi fascinante que touchante. Car il s'agit-là surtout, d'un adieu au cinéma d'Antan qui fit de Scorsese, Pacino, De Niro, Pesci, Keitel et d'autres les barrons du film mafieux, dont l'histoire commence il y a de ça presque un siècle. Après avoir vu The Irishman, on se dit : c'est terminé. La fin du ère et le début d'une autre : une fin pas si ferme que cela, a en croire la porte restée entrouverte sur un De Niro vieux et impotent à la fin du film : un entrebâillement synonyme de possibilités, de nouveautés et de renaissance potentielle pour un art en constante mutation. Le dernier film de Scorsese est la parfaite incarnation de l'histoire du cinéma, alors que Jimmy Hoffa demeure le porte étendard de réalisateurs au déclin incontestable. Il sont vieux, et la moindre erreur les condamne à l'oubli alors que leur gloire faisait d'eux les maîtres incontestés. Si une chose est certaine, Martin Scorsese est et restera, l'un des meilleurs maîtres à penser, l'un des plus cinéphiles et des plus intelligents réalisateurs ayant existé.
L'histoire
Adapté d'un roman écrit par Charles Brandt "I heard you paint houses", le film partait déjà sur une base narrative conséquente. L'ouvrage, assez peu connu du grand public, possède le mérite de relater d'une manière tout à fait intéressante une partie de l'histoire des Etats-Unis alors aux prises avec la mafia entretenant de fermes liens avec les hommes politiques du moment. Parmi eux, Jimmy Hoffa, personnalité désormais peu connue mais - selon Scorsese - alors aussi célèbre que Presley puis les Beatles - syndicaliste aux grandes capacités d'élocution. Armé de son poing levé, de ses syndiqués à qui il répète sans cesse "solidarité, solidarité ! ", Hoffa n'est pas moins que l'un des hommes les plus puissants du pays, dirigeant d'une main ferme et avertie l' International Brotherhood of Teamsters. Si lui est puissant, le vétéran Frank Sheeran se rappelle. Il est alors conducteur de camion, et livre toutes sortes de denrées alimentaires. Les steaks, il en connaît un rayon et se propose pour livrer à l'un des plus puissants de la région un nombre conséquent de bêtes abattues. Accusé d'avoir volé la cargaison d'un des camions pourtant vide, il est traduit en justice.
Là, un certain Bufalino le défend. Victorieux du procès, les deux hommes se retrouvent au Villa di Roma, bel endroit aux sonorités italiennes et repère du mafieux Russell Bufalino, dont les relations sont nombreuses et tissent une véritable toile d'araignée. Au sein de cette micro-société faite de trafic d'influences, de meurtres et d'argent, Frank Sheeran, l'Irlandais, s'épanouit et devient dès lors l'homme à tout faire - le bras droit - de Russell. Non pas sans commettre des erreurs, Frank est particulièrement estimé de Bufalino, qui apprécie son engagement, son sens du devoir hérité de son passé militaire. Malgré un coup d'essai raté, Frank parvient à faire ses preuves grâce à la bonté de son nouvel ami.
[à propos de Russell Bufalino]
Angelo Bruno: C'est un bon ami que tu as-là. Tu n'a pas idée de l'ami que tu t'es fait. Frank Sheeran: oh, si je sais. Angelo Bruno: Non, tu n'en sais rien.
Devenus amis, Russell le présente à Jimmy Hoffa, dont les ennuis troublent son sens de l'oralité. Un syndicat de taxis (yellow cab) et le gouvernement en personne lui faisant de l'ombre, ce dernier fait appel à Russell et Frank pour l'aider. De là, le premier contact entre les deux hommes s'établit: sorte de conversation hors du temps, moment de cinéma d'une sobriété et d'une puissance tout à fait étonnante, rencontre au sommet.
[au téléphone] Russell Bufalino: Salut mon ami, Comment vas-tu ? Ecoute, j'ai avec moi le gamin dont je t'avais parlé. Je vais te le passer au téléphone et te laisser lui parler, d'accord ? [il passe le téléphone à Frank] Frank Sheeran: Allô ? Jimmy Hoffa: Est-ce bien Frank ? Frank Sheeran: Oui. Jimmy Hoffa: Salut, Frank, C'est Jimmy Hoffa. Frank Sheeran: Oui, oui. Heureux de vous rencontrer. Jimmy Hoffa: Et bien, heureux de te rencontrer aussi, bien que ce soit au téléphone. J'ai entendu que tu peignais des maisons ? Frank Sheeran: Oui. Oui, je le fais. Je le fais. Et je, euh, fait aussi ma propre menuiserie. Jimmy Hoffa: Oh, je suis heureux d'apprendre cela.
Bien que savamment préparée par Russell qui voit en Frank le parfait pion à placer auprès de l'homme le plus puissant du pays après le président et son vice-président, la conversation débouche sur l'entrevue des deux hommes rapidement après que la mission ait été exécutée avec soin, l'Irishman aux commandes. L'échiquier mafieux désormais confortablement mis en place par Russell et ses hommes de main, Frank Sheeran devient rapidement l'un des conseillers proches de Hoffa, son garde du corps, son liquidateur, si nécessaire.
Jimmy Hoffa: Il paraît donc que tu es un de mes frères d'armes. Frank Sheeran: Oui, monsieur. Brigade 107, depuis 1947. [à propos de Russell Bufalino] Jimmy Hoffa: Tu sais, euh, notre ami parle très élogieusement de toi. Frank Sheeran: Et bien, merci. Jimmy Hoffa: Ce n'est pas un homme facile à charmer. Frank Sheeran: Et bien, je fais de mon mieux. Jimmy Hoffa: Tu sais, il y a une affaire... Frank Sheeran: [voix-off] De nos jours, les jeunes gens, ils ne savent pas qui fut Jimmy Hoffa. Ils n'en ont pas la moindre idée. Je veux dire, peut-être qu'ils savent qu'il a disparu ou quelque chose comme ça mais c'est tout. A l'époque, il n'y avait personne dans ce pays qui ne savait pas qui était Jimmy Hoffa.
Observateur de la chute progressive et inarrêtable de celui qui fit les heures glorieuses du syndicalisme américain des années 1950, Frank Sheeran est au plus près d'une rivalité, tiraillé, dans un contexte de guerre froide. Si Russell Bufalino fait tout pour faire monter aux marches du pouvoir l'irlandais John Fitzerald Kennedy, Jimmy Hoffa voit en lui et son frère aîné Bobby Kennedy (devenu procureur général des Etats-Unis de 1961 à 1964) une menace de premier niveau face à une justice cherchant à lutter contre le crime organisé et la pègre. Puissamment investi dans l'armée, Russell aide notamment le débarquement de la baie des Cochons en 1961, un échec cuisant, dans l'objectif de faire chuter Fidel Castro et ainsi récupérer le monopole des casinos et des jeux d'argent. Mais, lorsqu'en novembre 1963, John F. Kennedy est assassiné, plus rien n'est pareil.
Est-ce un coup de Hoffa ? Aurait-il été trop loin ? Refusant de mettre les drapeaux en berne à la mort du président, il est finalement rattrapé par la justice par le biais de deux procès différents et est condamné pour fraude à une lourde peine d'emprisonnement le réduisant aussi à l'oubli perpétuel et l'abandon de son rôle de président du syndicat des camionneurs. Ayant mandaté Fitzsimmons pour diriger le syndicat, ce dernier s'écarte progressivement de lui afin de prendre à lui seul la tête de ce vaste rassemblement d'individus. Gracié par le président Nixon a qui il avait accordé son soutien lors des élections de 1961, Jimmy Hoffa doit alors, conseillé par Frank Sheeran devenu président d'un des bureaux, s'opposer à Fitzsimmons pour reprendre son rôle qui était le sien. Mais, Russell Bufalino, vieillissant, voit cette fois-ci en le syndicaliste une menace d'autant plus importante que celui-ci refuse de céder la place et se retirer par simple honneur. Aigri par les procès et par son inéluctable chute auquel il est son propre spectateur, Jimmy Hoffa pourrait bien envoyer Russell et les siens devant la justice américaine, à moins que ce dernier soit envoyé directement les deux pieds dans la tombe, dans l'indifférence la plus complète...
Un hommage au cinéma de gangsters et au cinéma Scorsesien
Réalisateur particulièrement cinéphile et ayant une connaissance approfondie du milieu de la mafia, Martin Scorsese a toujours su mettre à profit ses racines siciliennes et son expérience à Little Italy pour recréer d'une manière quasi parfaite une Amérique poisseuse, violente et sombre. Comme il a pu le déclarer récemment sur France Inter lors d'une interview au micro d'Augustin Trapenard, son cinéma est avant tout le produit de plusieurs films qu'ils considère comme fondateurs, bien qu'ayant pu visionner certains d'entre eux tardivement :
"La plupart des films muets, tournés jusque dans les années 1936-1937, étaient impossibles à voir. On a jamais vu Scarface, celui d'Howard Hawks, avant les années 1970. Ceux qu'on a vu, qui sont ressortis dans les années 1950, c'est Little Caesar et l'Ennemi public, réalisé par William Wellman, qui m'a profondément impressionné [...] ce qui était très intéressant pour moi, je l'ai vu vers l'âge de 10 ans je crois, c'est le pouvoir qu'il avait accumulé et comment il l'a dilapidé, il l'a perdu. Et au bout, la sauvagerie, la dureté de la fin du film"
C'est bien le ressenti que l'on a la visualisation de The Irishman, cette capacité de Martin Scorsese à concentrer en 3h29 un ensemble de connaissances cinématographiques héritées de son enfance et d'un âge où il débutait alors tout juste en tant que réalisateur. L'immense travail de recherche qu'il a pu mener au cours de ces années de carrière, se retrouve finalement en quelque sorte cristallisé dans ce film à la teneur cinéphile, la densité considérable. Relatant non pas l'ascension mais bien la chute de Jimmy Hoffa à travers le regard d'un homme décrépit par le temps qui passe, Martin Scorsese raccroche son film à sa propre vie et à tous ces récits croisés de vies relatées à travers un genre précis du cinéma, qui le fascinent, une fascination qu'il avait déjà profondément exploité dans le brillant Mean Streets et dans Les affranchis.
Ce sont des personnes qui voient par procuration, l'ascension du gangster, pouvoir faire tout ce que l'on veut, très peu de conflits pour ainsi dire. Dans les Affranchis, ils disent qu'ils n'ont pas besoin de faire la queue pour acheter du pain, ils vont directement au comptoir. L'important, pour le genre américain, c'était la chute du gangster. Il fallait voir la chute. C'était par procuration une représentation morale.
Dans ce sens précisément, The irishman décrit véritablement la chute d'un homme, mais tout aussi bien la chute d'un genre cinématographique qui touche à sa fin, et peut-être plus encore la chute du cinéma en lui-même, terni par le temps dont l'inéluctabilité rend nostalgique de sa propre oeuvre un homme ayant dévoué sa vie au septième art. Cette bougie à la flamme puissante, plutôt que de s'éteindre, s'estompe pour laisser place à un autre monde. Tirant son ultime révérence sans pour autant faire ses adieux à un cinéma qu'il chérit tant, Martin Scorsese laisse entrevoir un futur incertain résumé au seul mince fil de la vie et du temps qui passe et dont la finalité pourrait être tout à fait la locution latine " alea jacta est" : les dés sont jetés. Le temps demeure dans l'essence même de ce film, l'un des personnages principaux influant, d'une manière fataliste, sur le destin de chacun des personnages.
The irishman n'est non pas une auto-célébration de son art à gros frais sauce Netflix, mais demeure une mise en abîme ingénieuse et hautement maîtrisée d'une filmographie où le crime organisé tient une place prépondérante, incarnant avec vigueur la réflexion sur le bien et le mal, sur le désir de repentance, la vie et la mort. Nombreuses sont les auto-références à ses plus grands succès, à commencer par Les affranchis, Mean streets, Casino, Gangs of New York notamment. Nombreux aussi sont les clins d’œil à quelques-un des chefs d’œuvre intemporels et ô combien importants à son auteur.
Une mise en scène particulièrement maîtrisée
On pourrait reconnaître à Scorsese d'avoir misé gros sur un film dont la durée dépasse la quasi-totalité des longs-métrages actuels, et demeurant le plus long film de toute sa carrière malgré déjà quelques pavés comme Casino, le Loup de Wall Street ou Silence. Difficile demeure la direction d’œuvres aussi longues et difficiles à monter et à jouer. Même si quelques-uns des chefs-d'oeuvre du cinéma demeurent importants en terme de durée (Il était une fois en Amérique, La Liste de Shindler, Les sept samouraï, Barry Lyndon...), oser en 2019 le pari de proposer, qui plus est sur Netflix, un film de plus de trois heures paraît complètement fou. Quid de la mise en scène et du rythme général? Malgré quelques lenteurs certaines, The irishman parvient à captiver le spectateur qui ne voit pas le temps passer, grâce à un talent dans la manière de développer le scénario, un montage réussi. La capacité de Martin Scorsese et son équipe à raconter de manière cohérente et disciplinée la chute progressive et insidieuse de Jimmy Hoffa est prodigieuse et exemplaire. Le doit-on au scénariste, Steven Zaillian, fier de ses scénarios de talent dont celui de La liste de Shindler, de Gangs of New York, American Gangster ou le doit-on à la grande expérience de Martin Scorsese ? Une chose est sûre, le storytelling est impeccable, suivant une narration non linéaire conventionnelle additionnée de la traditionnelle voix-off qui, par moments, interpelle le spectateur. N'oublions surtout pas l'importance accordée à la musique dans ce film. A nouveau, l'un des ingrédients phares du cinéma du réalisateur est mise en oeuvre ici, grâce à une partition faite de nombreux morceaux rock 'n' roll, bien utilisés et contribuant à maintenir un certain rythme, mettant quelquefois l'accent sur le suspens ou l'aspect dramatique de certaines scènes.
Une confrontation d'acteurs particulièrement attendue
The Irishman, c'est aussi et peut-être surtout l'idée d'une ultime confrontation dans un film de quelques-unes des pointures du cinéma américain que sont Robert de Niro, Al Pacino. S'il sont entourés de deux autres grands (Joe Pesci, sorti de sa retraite, et Harvey Keitel), ce sont bien eux qui illuminent l'écran, bien que l'interprète de Russell Bufalino parvienne toujours a incarner à merveille un parrain de la mafia puissant et manipulateur. Première (et probablement dernière) collaboration entre l'acteur de Scarface et Scorsese, le film met en scène deux hommes qui possèdent un bagage cinématographique immense et dont le dernier face à face remonte à Heat (1995) de Michael Mann.
La rivalité entre les deux, commencée depuis l'ère du Parrain II (1975), aboutissait à les hisser au rang de grands de leur génération grâce à des carrières respectivement riches. C'est en cela que The irishman demeure l'ultime conclusion d'une rivalité entre deux frères ennemis du cinéma, qui osent s'investir dans l'oeuvre de leur ami. Robert de Niro, vieillissant (mais rajeuni numériquement), reste fidèle à un registre qui lui convient, quand bien même Al Pacino, d'avantage expressif est convaincant en syndicaliste bavard. A quasi tous 80 ans, les pontes du film de gangster américain montrent leur capacité à proposer une interprétation intéressante. Malgré cela, on pourrait regretter (c'est toutefois habituel) la trop mince place des femmes, et en particulier le rôle très léger d'Anna Paquin, conditionné à quelques brefs mots adressés à son père Frank, dont elle comprend qu'il est à l'origine de la disparition de Jimmy Hoffa.
Un film réussi, qui tient incontestablement sa place parmi les plus grandes réussites de son réalisateur et l'un des meilleurs films de 2019. Seule sa postérité, le futur, feront de lui, ou non, compte tenu de sa sortie en salles en clair/obscur, un classique du cinéma de genres.
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