Parler de François Truffaut, de son oeuvre, de sa vision du cinéma paraît encore aujourd'hui être un défi réservé au cinéphiles les plus accomplis. Le réalisateur (acteur) dont le talent inégalable a profondément renouvelé la discipline constitue une source intarissable d'inspiration pour tout amateur de réflexions sur l'art de filmer, de réaliser, de diriger, de capter les émotions et faire jaillir le talent des acteurs, contrairement à son mentor Hitchcock qui n'aimait pas les acteurs.
Tous ces éléments se retrouvent cristallisés dans l'une d'une réalisations les plus originales du siècle dernier : La nuit américaine dont seul le tarissement d'éloges semble possible ici.
Mise en abyme très personnelle, déclaration d'amour au métier de cinéaste, hommage aux acteurs, ce "journal de bord" filmique d'un tournage au départ anodin brise avec brio ce "quatrième mur" pour dépeindre le quotidien du monde du cinéma, en l'abordant avec l'esthétique et l'intelligence narrative de l'un des pionniers de la Nouvelle-Vague.
Le film dans le film
Il va de soi que le titre du film nous indique déjà de quoi celui-ci parlera, tout en laissant planer une ombre de mystère. Qu'est-ce que "la nuit américaine" ? Il n'est autre qu'une technique cinématographique permettant de filmer en plein jour des scènes censées se dérouler de nuit, grâce à un ciel dénué de tous nuages, ces mêmes morceaux de coton blanc qu'observa se fabriquer des mains de Douglas Trumbull lors du tournage de Rencontres du troisième type. Plus que d'y mettre de lui dans ce film, Truffaut se met lui-même dans le film, pour accentuer ce côté très personnel, en faisant de la caméra un œil omniscient inédit. Le spectateur est convié pour la première fois à assister à un tournage complet d'un film Je vous présente Pamela, un titre de film particulièrement évocateur.
Mais plutôt qu'être une mise en abyme classique, Truffaut choisit d'incarner l'alter-ego de lui-même, en effectuant une véritable introspection (ses souvenirs d'enfant cinéphile, sa rencontre avec Citizen Kane...) mais aussi une extrospection, c'est à dire que, de part sa grand attention portée à chacune de ses précédents tournages, il effectue le même travail que dans les articles qu'il publie depuis les années 1950 : Truffaut observe ce microcosme bouillonnant, foisonnant à chaque instant d'idées, là où naissent et meurent les répliques d'acteurs. Véritable ethnologue du cinéma, il choisit de mettre à profit cette perpétuelle "observation participante" faisant de lui un cinéaste différent des autres à bien des égards.
La Nuit Américaine souligne donc les deux penchants du film, ce clair-obscur permanent, l'art de l'illusion cinématographique cette capacité de produire quelque chose à partir de rien. Dans la lumière, se tient la grande épopée du cinéma dans ce qu'il a de plus habituel. Mais dans l'obscurité, le cinéaste se tient, là, rongé par la solitude, par les difficultés qui l'entourent, dont la créativité se retrouve si souvent bâillonnée. Ce cinéaste, sourd, est enfermé dans un univers dont les liens ne sont pas réciproques. Ferrand (le cinéaste incarné par Truffaut) a besoin du cinéma. Mais le cinéma a t-il vraiment besoin de lui ? Cet amour du cinéma que possède le réalisateur ne doit le mener qu'à un but, la réussite de son film, coûte que coûte. Ce que raconte donc La Nuit américaine, ce sont les déboires quasi permanents et parfois si anodins, mais qui rendent le métier de metteur en scène complexe et délicat.
Qu'il s'agisse des répliques, parfois (souvent !) très personnelles et donnant un aperçu supplémentaire de l'état d'esprit de Truffaut, ou tout simplement de l'aspect général du film (orienté comme une description en définitive modeste et bienveillante du monde du cinéma de films non pas d'auteurs mais à grand public), La Nuit américaine constitue une réussite totale. La scène d'ouverture, plan séquence délicat, donne le ton. Le tout est accompagné par la bande-sonore de Georges Delerue.
Le choix des acteurs est quant à lui particulièrement satisfaisant. Hormis François Truffaut, nous retrouvons son acteur fétiche, jeune et virevoltant Jean-Pierre Léaud à l'indéniable talent de cet "acteur halluciné".
"Halluciné, le mot est lâché, Jean-Pierre, fils naturel de Goupi Tonkin, sécrète lui aussi de la plausibilité et de la vraisemblance mais son réalisme est celui des rêves" (Le plaisir des yeux, p. 205-206)
Puis, la franco-américaine Jacqueline Bisset, dont la beauté naturelle et la grâce parachèvent son interprétation de qualité. Mais Truffaut déniche aussi acteurs et actrices en devenir ou sur le déclin, comme Jean-Pierre Aumont d'un côté, Dani de l'autre.
"Jean-Pierre Aumont appartient [...] à la famille des artistes anti-solennels [...] comme les adolescents qui découvrent que la société adulte est composée de pantins qui s'agitent" (Le plaisir des yeux, p.187)
Voilà donc une oeuvre que je ne saurais d'avantage recommander à tous les cinéphiles accomplis ou en quête d'expériences cinématographies novatrices et particulièrement instructives. La Nuit Américaine n'est pas un documentaire, mais pourrait parfaitement en être un. A défaut de l'être, il s'agit d'un excellent moment de cinéma dans le cinéma, venant inclure le spectateur grâce à cet vision à la troisième personne d'une originalité qui hissa, une fois de plus, François Truffaut au rang des cinéastes les plus accomplis de son temps.
George Méliès, qui appelait les plans "tableaux", ne saurait mieux convenir à la comparaison que j'ose faire : La Nuit Américaine me fait intimement penser à ce tableau de Diego Velázquez : Les Ménines. Dans l'un comme dans l'autre, c'est bien de l'art de peindre, de filmer dont il est question. Il y a cette mise en abîme, ce reflet fixe et mobile, cet alter-ego évocateur. En 1659 comme en 1973, seuls les plus grands sont capables de le faire.
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