Par Valentin V. Bessonnard, Master II Pro Archives à l'Université de Bourgogne
« Dans son travail, il était effectivement tout entier investi dans la recherche de la perfection et la concentration sur le but à atteindre ».
Voilà ce que disait Michel Ciment, le plus grand des critiques de cinéma français, à propos de Stanley Kubrick. Le cinéaste né en 1928 et mort en 1999 a obtenu, au fil des années, une postérité de prestige, au gré d’une carrière mémorable faite de films de qualité. L’américain, désormais membre éternel du panthéon cinématographique mondial, est connu pour son fort caractère, sa méticulosité permanente et son attachement à la recherche de la perfection. Celui que nous pouvons considérer comme un véritable réalisateur-archiviste est à l’origine en 46 ans et en seulement 13 films d’une gigantesque oeuvre de documentation menée lors du travail de pré-production de ses longs métrages. Du premier en 1953 intitulé Fear and desire jusqu’au testamentaire Eyes Wide Shut en 1999, Kubrick a modifié la face du cinéma en maîtrisant à la perfection chacune des étapes de fabrication d’un film. Certains se rapprochent considérablement du cinéma documentaire, leur conférant une valeur de témoignage historique
intéressant : Barry Lyndon, Full Metal Jacket, les Sentiers de la gloire sont toujours intéressants à regarder puisque la véracité de leur propos est bel et bien existante. Effectivement, un important travail de collecte d’informations, de recherches documentaires est mené avant chacun des films réalisés. Le réalisateur souhaite effectivement s’immiscer avec force dans le contexte inhérent au film qu’il réalise, afin d’aboutir à une proximité avec les faits qu’il relate dans son oeuvre et rendre le passé présent. Au service du cinéma, les archives mobilisées servent donc de support à la réalisation de films particulièrement ambitieux et réalistes, dans tous les domaines. Appréhender l’oeuvre du réalisateur par le travail archivistique permet de particulièrement bien saisir les enjeux d’une telle oeuvre cinématographique, mais aussi il s’agit d’une porte d’accès à l’état d’esprit du réalisateur. La finesse de travail induit parfois même des mois de recherches en amont : de cette carrière hors du commun, harassante pour son entourage et pour lui-même, est née un vaste fonds d’archives, communément appelées les « Archives Stanley Kubrick », dont nous parlerons au cours de ce travail. En nous basant sur plusieurs richement documentés, nous chercherons donc à mettre en perspective l’importance de l’archive dans le cadre de la carrière du réalisateur. Parce que le cinéma de Kubrick doit se vivre comme une expérience audiovisuelle, le travail mené pendant sa carrière s’apparente tout à fait à celui du chercheur en sciences-sociales.
I. Kubrick le perfectionniste ultime
« Perfection » : voici le mot qui qualifie le mieux Kubrick. Ayant profondément fait évoluer la science du cinéma, le cinéaste à longtemps fait couler de l’encre et fait réagir ses collaborateurs concernant sa méthode de travail tout à fait singulière. Nombre de ses films sont au croisement direct entre Cinéma et Histoire et entre Cinéma et Beaux-Arts. C’est bien là tout l’enjeu de sa carrière. Des différentes étapes de construction d’un film, Kubrick préfère de loin la préparation (pré-production) et le montage (post-production) au tournage en lui-même. Pour le premier, un très long travail documentaire est mené. Cela lui permet dans certaines oeuvres d’atteindre une précision historique séduisante. Dans Les Sentiers de la Gloire, sorti en 1957, le réalisateur fait oeuvre de minutie lorsqu’il relate l’enfer des tranchées en se basant sur l’ouvrage original publié par Humphrey Cobb. Il s’appuie sur l’analyse d’archives de la Première Guerre mondiale afin de relater les dérives de la justice militaire française. Grâce à cela, il est en mesure de mettre en exergue plusieurs faits réels. Principalement, l’affaire des Caporaux de Souain. Moment marquant, où quatre caporaux de l’armée française passent en conseil de guerre, sont déchus puis fusillés « pour l’exemple », en mars 1915 après « refus d’obéissance en présence de l’ennemi ». Leur réhabilitation sera au coeur d’un combat mené par une femme, Blanche Maupas, aidée notamment par la Ligue Française pour la défense des Droits de l’Homme et du Citoyen qui prononcera plusieurs discours pour la révision de ce procès. De cet épisode, Kubrick en construit la trame principale de son film. Notons que les archives de cette affaire et du combat pour la réhabilitation des quatre soldats sont désormais consultables sur le campus de Paris-Nanterre au sein de la bibliothèque-centre d’archives « La Contemporaine ». Enfin, le film se base sur l’affaire d’un autre soldat fusillé pour l’exemple en octobre 1914, Jean-Julien Chapelant. On peut là aussi retrouver l’affaire relatée à travers le regard du Chanoine Lestrade qui militera pour la révision du procès. Un fonds lui est dédié au sein des archives départementales du Puy de Dôme, où de nombreux documents personnels sont accessibles au public. Ce travail de préparation en amont des films consiste donc en l’accumulation massive et désordonnée d’une quantité très importante de documents, de livres. Souhaitant connaître au mieux tel ou tel élément de son film, Kubrick passe plusieurs mois entiers à se renseigner sur un sujet, une thématique. Passionné par Napoléon envers lequel il possède une réelle fascination, il passera plusieurs décennies à stocker chez lui une masse considérable d’archives et de livres à son sujet dans l’objectif de mettre au point son film phare, qui n’aboutira jamais suite à l’échec du Waterloo de Sergueï Bondartchouk sorti en 1970. Lorsque Kubrick entreprend de réaliser Barry Lyndon, il étudie sans relâche la peinture anglaise et européenne du XVIIIe siècle afin de reproduire à l’écran ce qu’il perçoit dans les toiles de Gainsborough, Hogarth ou bien encore Johann Joseph Zoffany mais aussi concernant l’organisation de l’armée. Puisant dans ses nombreuses connaissances, il achète des costumes originaux pour habiller ses acteurs. Ceux qui ne sont pas des vrais sont alors fidèlement reproduits à partir des tableaux et des dessins datant du XVIIIe siècle. De cette obsession du détail, de vouloir connaître le passé, Kubrick filme comme si les évènements qu’il relate se déroulaient au présent. Le tournage dure près de 300 jours repartis sur deux ans. Affirmons-le, les acteurs « habitent » les costumes et agissent de la même manière qu’auraient pu agir ceux qu’ils incarnent à l’époque. Barry Lyndon est une fresque historique visuellement marquante. Il y a bel et bien chez Kubrick cette obsession de figer le présent, de garder une trace face à ce qu’il considère comme une accélération du temps. Cela se percevait déjà avant que celui-ci devienne réalisateur et qu’il exerçait sa passion de photographe. Puis, lorsque le Septième Art l’a accueilli, cette passion est devenue son obsession. Comme l’explique souvent Léon Vitali lorsqu’on l’interroge sur son ancien ami, Kubrick menait des campagnes d’audition monumentales, comme ce fut le cas pour Shining afin de trouver le petit Danny « parfait » ou bien dans Full Metal Jacket. Dans ce dernier film, 4000 cassettes d’auditions d’acteurs sont collectées puis visionnées une par une. Le sort de celles-ci après la phase de casting est variable, devenant soit des archives privées ou réutilisées dans un cadre très personnel : Kubrick, grand amateur de retransmissions sportives, enregistre systématiquement le moindre match qui l’intéresse, mais aussi des documentaires animaliers, afin de les conserver durablement. Important producteur d’archives, Stanley Kubrick est à l’origine d’une masse de documents d’une typologie très variée. Cela, en raison à la fois d’un travail de préparation long, d’une phase de tournage étalée dans le temps (15 mois pour Shining). 400 heures de bobines ont été retrouvées à la suite de Spartacus, tournage qui dure 127 jours et mobilise 10 500 personnes. Kubrick fait énormément de prises, qu’il tire absolument toutes pour les regarder une à une. Quelques fois, il s’agit juste d’une seule scène qui nécessite un travail colossal : le duel final de Barry Lyndon demande 42 jours de construction, et le réalisateur a écouté absolument toutes les pièces de musique classique des XVIIe et XVIIIe siècles afin de trouver la bonne bande sonore à utiliser. Pour l’anecdote, la scène de l’escalier dans Shining nécessite 127 prises différentes. L’aspect documentaire de ses films aboutit même quelquefois à une remise en cause de certains équilibres, à l’instar de Docteur Folamour ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe. Souvent critiqué de la part de spécialistes, de militaires et d’hommes politiques, la possibilité que les évènements du film puissent se produire a choqué de nombreux cadres de l’armée. De fait, le Pentagone, s’étant penché sur la pellicule, révise à la suite de sa sortie les procédures de déclenchement de missiles nucléaires. Dans les années 1970, l’armée de l’air des Etats-Unis développe un système de codes multiples pour prévenir le déclenchement non autorisé d’armes de destruction massive, en plein contexte de la Guerre froide.
II. Kubrick le producteur d’archives
Nous l’avons vu, les 13 films du réalisateur ont été l’occasion pour lui de construire une vaste collection de documents qui représentent aujourd’hui des centaines de mètres linéaires. Ces archives qui narrent les processus de création des films, l’état d’esprit de ce génie du cinéma ont, depuis sa mort en 1999, fasciné et continuent de captiver de nombreux cinéphiles, chercheurs et universitaires. En 2005, la publication d’un ouvrage de 7 kilos intitulé simplement « Les archives Stanley Kubrick » correspond à ce désir profond de s’immerger dans ces documents aussi mystérieux qu’intéressants. Véritable fétichiste de l’archive, Kubrick gardait tous les documents qu’il produisait : notes manuscrites ou dactylographiées, dessins, croquis, esquisses, photographies, bobines...
A la mort du cinéaste, des milliers de documents sont retrouvés dans sa propriété et sont laissés tels quels. Ils donnent à voir sa méthode de travail ou encore les projets qui ne verront jamais le jour : son Napoléon, son Aryan Papers, son A.I Intelligence artificielle finalement réalisé par Steven Spielberg en guise d’hommage. Son beau-frère évoque alors que la moitié de la maison est remplie de papiers et reliques de la carrière du réalisateur. Au fil du temps, la mauvaise conservation des papiers menace l’héritage de Kubrick mais Christiane, son épouse, a beaucoup de mal à s’en défaire, la famille ne sachant pas non plus quoi en faire. En 2004, le Deutsch Filmmuseum organise une importante exposition créée à partir de ces archives. Au même moment, l’ouvrage « Les archives Stanley Kubrick » voit le jour, après des années de recherches menées par Alison Castle. Puis, un documentaire permet de visiter la maison familiale et d’y découvrir l’étendue de documents absolument considérable. Christiane Kubrick, son épouse, Vivian Kubrick, sa fille, toutes deux encore en vie, constituent alors les légitimes propriétaires de ces documents qui sont quelquefois explorés par des travaux de recherche.
Il paraît alors primordial d’opérer une vaste opération d’inventaire et de mise en valeur de tous ces éléments dont l’intérêt devient croissant au fur et à mesure des travaux d’exploration qui attisent la curiosité de nombreuses personnes. En marge d’un transfert vers un dépôt d’archive sécurisé et approprié à Londres, les équipes d’archivistes mettent au point un inventaire fin et précis, leur permettant de comprendre quelle a été la méthode de Stanley Kubrick pour emmagasiner ces documents et ainsi construire un cadre de classement. C’est grâce à un travail rapproché avec la famille du réalisateur et l’ensemble des proches ayant travaillé avec lui que cela est rendu possible.
En 2007, l’ensemble de ces documents sont donc transférés à l’University of Arts London (UAL), dans plus de 1000 caisses au sein du Archives and Special Collections Centre. Ils sont dès lors ordonnés dans l’ordre chronologique de sortie des films et des séries et sous séries dédiées sont créées, concernant les papiers
personnels, professionnels, les travaux pour le magazine Look, les documentaires sur le réalisateur et du réalisateur lui-même.
Tout cet ensemble représente pas moins de 853 mètres linéaires (soit la collection la plus importante de tout le centre) et est ouvert à la consultation depuis octobre 2007. Ces cartons contiennent la totalité des papiers de pré et post-production, des accessoires, costumes, du matériel publicitaire, des photographies, des diapositives, des éléments audiovisuels (enregistrements sonores et vidéo) des documents de recherches, des plans, livres, dessins, illustrations, coupures de presse, lettres de fans et notes personnelles mais aussi des éléments à titre posthume (jusqu’à 2002), puisque le business du réalisateur continua bien après sa mort.
Un article anglophone donne de nombreuses indications concernant les instruments de recherche et la méthode de travail menée par les archivistes concernant le classement et l’indexation des documents : http://www.screeningthepast.com/2017/09/the-stanley-kubrick-archive-a-filmmakers-legacy/ que nous encourageons à la consultation.
Bibliographie sélective :
BARTHES Roland. «En sortant du cinéma». Communications, n°23, 1975, pp. 104-107.
BENJAMIN Walter. «L'OEuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique». Essais n°22, 1935-1940, pp. 87-126.
BRION Patrick, Le cinéma et la guerre de 14-18, Paris, Riveneuve, 2013.
CASTLE Alison, The Stanley Kubrick archives, Cologne, Taschen, 2005.
CIMENT Michel, Kubrick, Paris, Calmann-Levy, 1980.
DUNCAN Paul, Stanley Kubrick : un poète visuel 1928-1999, Paris, Taschen, 2008.
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